Volet 1 

Autrefois très exposé dans les festivals internationaux ou les salles d’art et d’essai, le cinéma japonais de ces dix dernières années semble avoir disparu des radars européens. Il est donc devenu difficile d’identifier les nouveaux visages d’une génération ayant fait le choix de filmer à tout prix malgré les difficultés économiques. Soucieuse de son patrimoine depuis déjà vingt ans, la MCJP s’est donnée pour mission de rectifier le tir à travers ce nouveau rendez-vous régulier qui proposera de découvrir le cinéma contemporain, qu’il soit produit par de gros studios ou financé de manière indépendante.


Une séance proposée par Clément Rauger.

Passion

de Ryusuke Hamaguchi

2008 / 115 MIN / COULEUR / VOSTF
AVEC AOBA KAWAI, RYUTA OKAMOTO, KIYOHIKO SHIBUKAWA

Un jeune couple annonce son mariage lors d’une fête entre amis. Les réactions de ces derniers révèlent des failles sentimentales jusque-là inexprimées au sein du groupe. Les jours suivants, la tension remonte à la surface
 

Vertige de l’autre

Ryûsuke Hamaguchi reste un metteur en scène qui, bien que gagnant en notoriété au fil des ans, se retrouve irrémédiablement piégé dans un purgatoire que connaissent bien des futurs espoirs de sa génération. Si le cinéaste, résidant aujourd’hui à Kobe, n’a pas encore eu la chance de voir un de ses films distribué en Europe, sa carrière n’a de toute manière guère le temps d’espérer une reconnaissance internationale qui s’avèrera trop tardive. Car nous parlons ici d’un cinéma qui, depuis presque dix ans, s’est déplacé d’une perspective alternative à une autre, sachant se réinventer sans remettre en cause les soubassements même de son identité.

Dans The Depth (2010), la rencontre entre un gigolo japonais et un photographe coréen amalgame étude du désir et création artistique.  Dans Intimacies (tourné en 2012), la préparation et la représentation d’une pièce de théâtre se trouvent perturbées puis intensifiées par un contexte géopolitique pas si lointain que cela : un probable conflit armé avec la Corée du Nord. Dans sa trilogie documentaire sur un Japon post-tsunami, la force expressive de chacun des témoignages, apportés sans le moindre artifice dramatique, arrive à faire sortir les intervenants de leur simple rôle de victime. Plus récemment, Happy Hour, présenté puis primé au Festival de Locarno, va encore plus loin : quatre femmes (jouées par des comédiennes toutes non-professionnelles) subiront une crise qu’elles combleront chacune à leur manière afin de trouver l’équilibre nécessaire à leur reconstruction sentimentale. Au tournage, Hamaguchi trouvera une méthode qui contaminera petit à petit le métrage : certaines séquences de lecture ou de workshop corporel orientant les personnages et les comédiennes qui les incarnent vers des stades supérieurs de dramatisation. 

Work in progress ininterrompu, sa carrière explore toutes les formes de durée (ses deux dernières réalisations faisant respectivement 5h30 puis 30 minutes) ou de narration. Si Passion pourrait nous sembler plus « normal », il n’a pas été programmé dans le simple but de présenter les débuts prometteurs d’un cinéaste sur qui les regards se seraient très récemment portés : faisant partie de ses meilleurs films, il renferme déjà toute la substantifique moelle de son inspiration. Contrairement à ce qui a parfois été mentionné, il ne s’agit pas du premier long-métrage d’Hamaguchi qui avait tourné auparavant un remake de Solaris, jamais montré au public pour de bêtes raisons de droits. C’est néanmoins celui avec lequel il se fit remarquer au festival Tokyo Filmex en 2008.

Kaho et Tomoya (joués par Aoba Kawai et Ryuta Okamoto) sont en couple depuis dix ans et s’apprêtent à annoncer leurs fiançailles. Ils rejoignent des amis à un restaurant parmi lesquels Takashi (Kiyohiko Shibukawa), sa femme enceinte et Kenichiro (Nao Okabe), un jeune garçon timide et secrètement amoureux de Kaho. Une fois les épouses rentrées à la maison, les trois hommes partent rejoindre une amie commune à l’appartement que lui a laissé sa tante. Dans les jours qui suivent, la tension va progressivement remonter à la surface.  

Difficile de croire qu’une œuvre d’une telle maturité thématique et technique puisse être à l’origine un film de fin d’étude réalisé en quelques jours et produit par l’Université des Beaux-Arts de Tokyo. A l’égard de toutes les qualités énumérées plus haut, Passion peut apparaitre comme relativement unique au sein de la filmographie de son auteur : tous les comédiens étant professionnels (certains deviendront même connus par la suite) et les arts performatifs ou photographiques ne tiennent absolument aucune place dans l’histoire. Et pourtant, même s’ils ne sont pas le moteur du scénario, Passion travaille habilement la dimension théâtrale que renferme la vie quotidienne.

En une poignée de séquences seulement, le film réussit à capter un territoire faussement familier qui, jusqu’à présent, ne semblait pas avoir été dévoilé à notre regard de manière si sophistiquée. Plaçant sa caméra à l’épicentre d’une zone de conflit intense, Hamaguchi dispose ses créatures dans des situations transitoires plus cauchemardesques (écriture de thèse, mariage, attente d’un enfant) que réellement heureuses. Incapables de nommer le mal qui les ronge, ces derniers, au bord de l’implosion, se comportent comme si tout allait bien alors qu’ils ne souhaitent en réalité que remettre en cause l’ordre naturel des choses.

Nous nous trouvons donc au cœur d’un théâtre passionnel plutôt complexe qui, par la richesse de l’écriture, maintient jusqu’au bout une certaine ambivalence justifiée par un long passage où Kaho (travaillant comme institutrice) explique à ses élèves l’effet de la violence que l’on subit et celle que l’on donne. Une leçon répétée de manière très insistante et trouvant sa symétrie avec la communication des émotions extrêmes que démontreront les personnages pour se soustraire à leur condition.

La caméra se hasarde à saisir les nombreuses facettes de ces protagonistes ; les approchant, les disséquant et les analysant d’une manière si sensible sans que pour autant nous n’ayons l’impression de les connaitre vraiment. Comme ce sera également le cas quelques années plus tard avec Happy Hour, cette première œuvre tend à subjectiver ce groupe d’amis dans un nombre assez limité de décors, chacun correspondant à une zone précise où ces derniers peuvent choisir de se confier ou, au contraire, de continuer à jouer le rôle que leur impose leur situation sociale ou affective. Le scénario, très intelligemment structuré, arrive parfaitement à opérer les métamorphoses comportementales en fonction de l’environnement.

Ces différents tableaux nous paraissent harmonieusement compartimentés alors que leurs enjeux s’emboitent les uns aux autres de manière plus indécelable ; si ces personnages ne savent plus vers où orienter leur « passion », celle d’Hamaguchi semble hantée par la question de la vérité, moins comme concept objectif que comme manière d’exprimer honnêtement ses sentiments dans un monde où les pressions sociales le permettent difficilement. Une scène obligeant trois amis (issus de milieux différents) à se parler dans la sincérité la plus totale montrera d’ailleurs la difficulté de cette recherche.

Méditation sur les notions de violence et de pardon, analyse à froid de la relativité des rapports sociaux, Passion constitue le subtil entrelacement de différentes trajectoires émotionnelles ne pouvant aller nulle part sans l’acceptation de forces extérieures qui les dépasseraient. Aux antipodes du film choral (malgré ses cinq personnages principaux), les conclusions individuelles creusent une brèche étroite mais profonde vers l’infini de l’autre.

Le metteur en scène reconnut pour ce film avoir sciemment sous-estimé le jeu « contrôlé » de ses comédiens afin de guetter l’instant où ceux-ci s’arrêteraient de jouer. Passion ne prétend pas apporter un élément de résolution définitif à ce qui a été mis en jeu, il s’agit surtout d’une œuvre si parfaitement maîtrisée que même le hasard semble dompté par le dispositif-Hamaguchi.

Un hasard qui s’apparenterait peut-être à ce camion entrant inopinément dans le champ de la caméra ; au beau milieu d’un plan-séquence, alors même que Kaho termine un monologue sur son expérience… des miracles.  

Clément Rauger