Table ronde
Quelques exemples célèbres d’adaptation au cinéma de l’œuvre de Kawabata
Table ronde : 14h00 -16h20
14h00 Présentation des intervenants par Miharu Nakamura
14h10 Miharu Nakamura (Univ. du Hokkaido)
Quelques particularités des adaptations cinématographiques de la littérature de Kawabata – autour de Pays de neige
14h40 Akiko Miyamoto (Univ. de Waseda)
L’écriture scénaristique : la genèse de Monsieur Merci
15h20 Miyoko Shimura (Univ.de Nishogakusha)
Adaptation et remake : les deux versions de Nuée d’oiseaux blancs
15h50 Miyuki Yonemura (Univ. de Senshu)
A propos de l’animation adaptée de La Danseuse d’Izu
Conclusions et discussion : 16h30 -17h45
16h30 Conclusions de Shigemi Nakagawa (Univ. de Ritsumeikan)
Une réflexion sur Kawabata et le cinéma de genre art et essai
16h45 Discussion avec Shigemi Nakagawa, Mathieu Capel (critique de cinéma), Cécile Sakai (spécialiste de littérature moderne japonaise, Univ. Paris Diderot) et Fabrice Arduini (MCJP)
Projection de Pays de neige de Shiro Toyoda
17h50 18h00
Présentation du film par Miharu Nakamura
18h00 20h30
Projection
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Les adaptations cinématographiques de La Danseuse d’Izu de Kawabata et la nostalgie de l’ancien Japon à l’ère du « miracle économique japonais »
Par Hirokazu Toeda, Professeur à l’Université de Waseda
L’âge d’or du cinéma japonais
Le Japon des années 1950, libéré de l’occupation américaine, a connu une remarquable floraison de son cinéma. Cela lui a valu de figurer au palmarès de prestigieux festivals de par le monde, en raison à la fois des qualités artistiques de ses films et d’un certain orientalisme. Qu’on en juge : au Festival de Venise furent primés Rashomon(1950, Daiei) et Les Sept samouraïs (1954, Toho) d’Akira Kurosawa ; et de Kenji Mizoguchi, La Vie d’O’Haru femme galante (1952, Shintoho - Koei Productions), Les Contes de la lune vague après la pluie (1953, Daiei, studios de Kyoto) et L’Intendant Sansho (1954, Daiei, studios de Kyoto) ; au Festival de Cannes, Le Roman de Genji de Kozaburo Yoshimura (1951, Daiei, studios de Kyoto) et La Porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa (1953, Daiei, studios de Kyoto).
Il est frappant de constater que presque tous ces films sont des adaptations de classiques de la littérature japonaise, dont ils ont repris les titres : Le Dit du Genji de Shikibu Murasaki (vers l’an mille), La Vie d’une femme galante de Saikaku Ihara (1642-1693), Les Contes de la lune vague après la pluie d’Akinari Ueda (1734-1809) et, pour l’époque contemporaine, Rashomon de Ryunosuke Akutagawa (1892-1927), La Porte de l’enfer de Kan Kikuchi (1888-1948) et L’Intendant Sansho d’Ogai Mori (1862-1922).
Les adaptations cinématographiques de toutes ces œuvres littéraires, y compris celles des auteurs contemporains, ont pour point commun de se dérouler dans des paysages qui n’ont guère changé depuis le début de l’époque d’Édo, autrement dit depuis le XVIIe siècle. Et c’est en particulier dans les adaptations cinématographiques des romans de Yasunari Kawabata qu’on retrouve cette nostalgie pour le passé propre aux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Les années 1950, années Kawabata
Si quelques œuvres de Kawabata, comme Chronique d’Asakusa (du nom d’un quartier de la ville basse de Tokyo, réputé pour ses nombreuses salles de cinéma et de théâtre, que Kawabata fréquenta assidûment) et La Danseuse d’Izu, furent adaptées au cinéma avant la guerre, c’est après celle-ci que leur nombre s’accrut considérablement :
1951 : La Danseuse (Maihime), de Mikio Naruse (Toho)
1952 : Chronique d’Asakusa (Asakusa kurenai dan), de Seiji Hisamatsu (Daiei, studios de Tokyo)
1953 : Nuée d’oiseaux blancs (Senbazuru), de Kozaburo Yoshimura (Daiei, studios de Kyoto). Chronique d’Asakusa (Asakusa monogatari), de Koji Shima (Daiei, studios de Kyoto)
1954 : Le Grondement de la montagne (Yama no oto), de Mikio Naruse (Toho). La Danseuse d’Izu (Izu no odoriko), de Yoshitaro Nomura (Shochiku, studios d’Ofuna). Le Premier Amour de ma mère (Haha no hatsukoi), de Seiji Hisamatsu (Daiei, studios de Tokyo)
1955 : Une histoire des bas quartiers au bord de la rivière (Kawa no aru shitamachi no hanashi), de Teinosuke Kinugasa (Daiei, studios de Tokyo)
1956 : L’Arc-en-ciel (Niji iku tabi), de Koji Shima (Daiei, studios de Tokyo). Les gens de Tokyo (Tokyo no hito), de Katsumi Nishikawa (Nikkatsu)
1957 : Pays de neige (Yukiguni), de Shiro Toyoda (Toho)
1958 : Être une femme (Onna de aru koto), de Yuzo Kawashima (Tokyo Eiga)
1959 : Le Chemin venteux (Kaze no aru michi), de Katsumi Nishikawa (Nikkatsu)
Avant la guerre, Mikio Naruse avait mis en scène Trois sœurs au cœur pur (1935, PCL Eiga Seisakujo), et Teinosuke Kinugasa Une Page folle, film muet au scénario composé par Kawabata lui-même (1926, Shinkankakuha Eiga Renmei National Film Art - Kinugasa Eiga Renmei, société créée pour la circonstance, en référence au Shinkankakuha ou Mouvement des Nouvelles sensations dont Kawabata était l’un des fondateurs).
Ainsi, le cinéma japonais de cet âge d’or des années 1950, en reprenant les œuvres de Kawabata, a contribué à les faire apprécier par un large public. Par la suite, La Danseuse d’Izu, Pays de neige, Nuée d’oiseaux blancs ont été portés à l’écran à plusieurs reprises : Pays de neige par Hideo Oba (1965, Shochiku, studios d’Ofuna), Nuée d’oiseaux blancs par Yasuzo Masumura (1969, Daiei, studios de Tokyo). Mais c’est surtout La Danseuse d’Izu qui mérite une attention particulière.
Les six adaptations de La Danseuse d’Izu
Après la guerre, La Danseuse d’Izu, publié dans plusieurs rééditions d’œuvres complètes et de livres de poche, toucha un vaste lectorat. Faisant écho à l’imprimé, six adaptations cinématographiques accrurent sa célébrité et celle de son auteur. Sont indiqués ici le metteur en scène, ainsi que l’actrice et l’acteur principaux :
1933 : Heinosuke Gosho, avec Kinuyo Tanaka et Den Obinata (Shochiku, studios de Kamata, film muet.
1954 : Yoshitaro Nomura, avec Hibari Misora et Akira Ishihama (Shochiku, studios d’Ofuna)
1960 : Yoshiro Kawazu, avec Haruko Wanibuchi et Masahiko Tsugawa (Shochiku, studios d’Ofuna)
1963 : Katsumi Nishikawa, avec Yoshinaga Sayuri et Hideki Takahashi (Nikkatsu)
1967 : Hideo Onchi, avec Yoko Naito et Toshio Kurosawa (Toho)
1974 : Katsumi Nishikawa, avec Momoe Yamaguchi et Tomokazu Miura (Toho - Horipro)
Le contraste avec la période d’avant-guerre est frappant : une seule adaptation avait été réalisée, avec le film muet de Heinosuke Gosho.
Peu d’œuvres de la grande littérature ont été portées à l’écran un si grand nombre de fois. Ces adaptations se situent entre le milieu des années 1950 et celui des années 1970, lors des deux décennies d’essor littéraire et cinématographique de l’après-guerre et de l’époque du « miracle économique japonais ». Comme la danseuse et le héros - le narrateur du roman, étudiant de la prestigieuse Première École Supérieure - étaient incarnés par les plus populaires des jeunes idoles du moment, le succès grand public était assuré.
Ces adaptations avaient pour point commun l’évocation du Japon traditionnel. Par exemple, une des premières scènes du film de 1954 fut tournée à l’ouest de la Péninsule d’Izu, d’où l’on voit le Mont Fuji ; or celui-ci est absent du roman, dont le scénario est situé entre le temple Shuzenji et le col d’Amagi. Ainsi, avec la fin de l’occupation américaine, le Japon revenait à son symbole favori.
Miracle économique et nostalgie paysagère
Parmi les six adaptations de La Danseuse d’Izu, c’est celle réalisée en 1963 par Katsumi Nishikawa qui évoque le plus nettement l’atmosphère d’un Japon disparu.
Ce film est basé sur les réminiscences du narrateur (incarné par Jukichi Uno), un professeur d’université que ses souvenirs ramènent quarante ans en arrière, dans les années 1920, alors qu’il était étudiant à la Première École Supérieure. Le film commence par une scène en noir et blanc où le professeur, désabusé par la massification de l’université, donne machinalement son cours d’amphithéâtre. Alors que, le cours terminé, il s’apprête à quitter le campus, il est abordé par l’un de ses étudiants (l’acteur Mitsuo Hamada) qui le prie de bien vouloir servir d’intermédiaire pour l’arrangement de son mariage avec son amie danseuse. Ayant obtenu son accord, l’étudiant rejoint celle-ci (Sayuri Yoshinaga) qui se tenait cachée derrière une cabine téléphonique, et les deux jeunes gens s’en vont main dans la main, à la vue de tous, savourant leur joie avec insouciance. En les voyant, le professeur murmure « Elle est donc danseuse… » et évoque aussitôt un souvenir d’étudiant, quarante ans auparavant : sa rencontre avec une troupe de danseuses lors d’un voyage dans la Péninsule d’Izu. Le film passe alors à la couleur et sur les mots de l’acteur-narrateur « Il y a quarante ans de cela, déjà... » commence le scénario de La Danseuse d’Izu. La dernière scène renoue avec le noir et blanc et montre le vieux professeur un peu perdu au milieu de la bruyante circulation de la grande ville.
Katsumi Nishikawa, dans son livre L’histoire de la Danseuse d’Izu (éditions Film Art, 1994), tout en critiquant la jeunesse de l’après-guerre et de l’époque du « miracle économique », déclare qu’il a « voulu faire ressentir aux gens d’aujourd’hui la beauté nostalgique » de ce roman écrit avant la guerre, d’où le contraste entre le noir et blanc du Japon du « miracle » et la couleur des souvenirs d’antan, entre le sentiment de perte et d’abandon du vieux professeur et la beauté idéalisée d’un passé disparu. Ainsi le cinéma, en accentuant plus encore que le roman l’écart entre les paysages et la société du Japon d’autrefois, idéalisé mais donné pour réel, et celui d’après la guerre, profondément transformé par sa défaite et son « miracle », a contribué à en faire pénétrer plus profondément la nostalgie dans le grand public.
Moi, d’un beau Japon revisité
Cette superposition du passé au présent dans La Danseuse d’Izu de 1963 exprime la conviction que des émotions et des paysages propres à un « beau Japon » d’antan, supposés remonter à des temps immémoriaux, ont bel et bien existés et ont été perdus à l’époque du « miracle ». De nombreux films tirés des œuvres de Kawabata réalisés dans les années 1950 et 1960 attestent de cette vision.
Ainsi, Pays de neige, Le Grondement de la montagne, Nuée d’oiseaux blancs et Kyôto(dont le titre original est Kyoto, l’ancienne capitale) se déroulent dans des villes anciennes et autres sites touristiques comme Kamakura où Kawabata s’installa, Kyoto ou, pour Pays de neige, la station thermale de Yuzawa dans la province d’Échigo. Malgré une exception comme Le Lac des femmes de Kiju Yoshida (1966, Gendai Eigasha), adaptation du Lac, la plupart de ces films, en présentant les hauts lieux du Japon traditionnel, avaient pour objectif principal d’attiser la nostalgie.
Par exemple, Kyôto de Noboru Nakamura (1963, Shochiku, studios de Kyoto), sortit la même année que La Danseuse de Nishikawa, juste un an avant ces éminents symboles du « miracle » que furent la mise en service du train à grande vitesse Shinkansen et les olympiades de Tokyo. Le film jouait, comme le roman, sur la nostalgie de l’Ancienne Capitale d’un Japon emporté par une modernisation trop rapide.
En 1968, cinq ans après la sortie de La Danseuse d’Izu de Nishikawa et du Kyôto de Nakamura, Kawabata devenait le premier Japonais à recevoir le prix Nobel de littérature. Son discours de récipiendaire, prononcé devant l’Académie suédoise, s’intitulait Moi, d’un beau Japon - La tradition esthétique dont je suis issu.
Traduit du japonais par Isabelle Lavelle
Références bibliographiques
Ryuichi Narita, « Kokyo » to iu monogatari - Toshi kukan no rekishigaku (Le roman du terroir : histoire de l’espace urbain), Yoshikawa kobunkan, 1994.
Katsumi Nishikawa, Izu no odoriko monogatari (L’histoire de La Danseuse d’Izu), Film Art, 1994.
Hirokazu Toeda, « Meisaku » wa tsukurareru - Kawabata Yasunari to sono sakuhin (La fabrication de « chefs-d’œuvre » : Yasunari Kawabata et ses œuvres), NHK shuppan NHK, 2009.
Mitsuyo Wada-Marciano, Nippon Modern : Japanese Cinema of the 1920s and 1930s, University of Hawaii Press, 2008. Traduit en japonais aux Presses de l’Université de Nagoya (Nagoya Daigaku Shuppankai), 2009.
Une page folle
de Kawabata Yasunari et Kinugasa Teinosuke
Par Aaron Gerow* (Université de Yale)
Le film de Kinugasa Teinosuke, Une Page folle, est généralement considéré comme un chef-d’œuvre d’avant-garde, expérimental et moderniste. Il fut déjà apprécié en tant que tel lors de sa sortie au Japon en 1926. Un critique l’a qualifié d’« œuvre qui surpasse Le Cabinet du Docteur Caligari, […] ouvrant la voie à une nouvelle tendance dans le monde du cinéma ». Sa réputation moderniste vient en partie de son interaction avec l’avant-garde littéraire. En effet, Yokomitsu Riichi, chef de file du groupe littéraire Shinkankaku-ha (Nouvelle École des Sensations) était un ami de Kinugasa et l’avait encouragé à créer ce film indépendant. C’est lui qui avait demandé à Kawabata Yasunari, l’un des plus jeunes membres du groupe, d’écrire le scénario. L’orientation du film vers la perception et la psychologie, à la limite de la rupture de la forme cinématographique, est particulièrement liée au programme du Shinkankaku-ha.
Néanmoins, ce n’est pas seulement sa proximité avec le modernisme littéraire qui fait la richesse cinématographique et historique d’Une Page folle. La fascination qu’il exerce vient en réalité des tendances contradictoires qui le traversent : cinéma et littérature, film expérimental ou film commercial. Par exemple, Kawabata n’ayant pas livré le scénario à temps, ce qui fut utilisé lors du tournage est un mélange, souvent assemblé au jour le jour, de l’œuvre inachevée de celui-ci, des notes de Kinugasa et des contributions de Sawada Banko et d’Inuzaka Minoru. C’est là une des raisons pour lesquelles Kawabata n’est crédité que pour l’intrigue originale (gensaku) ; personne ne fut crédité pour la composition du scénario. Celui qui figure dans les œuvres complètes de Kawabata ne fut en réalité achevé qu’après la réalisation du film. Cela signifie qu’Une Page folle fut moins une œuvre d’auteur, sur le modèle littéraire, que le résultat d’un effort collectif, façonné par la dynamique d’un plateau de cinéma.
Kawabata et les autres écrivains du Shinkankaku-ha étaient connus à l’époque pour leurs expérimentations sur la subjectivité, la perception et l’identité ; Une Page folle, avec sa trame centrée sur le gardien d’un hôpital psychiatrique, son usage prolifique du montage rapide, de la double exposition, de brefs plans panoramiques et de scènes subjectives, remet certainement en question les formes conventionnelles de la narration cinématographique, particulièrement quand il entraîne le spectateur dans la folie des personnages. Certains observateurs contemporains ont néanmoins critiqué le film pour être n’être pas assez expérimental, trop littéraire et pas assez cinématographique, notamment à cause de la participation de Kawabata. Une Page folle fut lancé sur le marché à la frontière entre le film indépendant et le film de studio, à la fois comme film d’avant-garde et film commercial, promu à la fois par de grands studios et par des artistes modernistes. Il fut projeté dans les meilleurs cinémas du pays, accompagné de la narration d’un benshi, tout en entraînant des frais dignes d’un film hollywoodien ou d’une de ces revues musicales avec uniquement des actrices, mais accompagné de publicités aux motifs cubistes et futuristes. La copie qui a survécu jusqu’à aujourd’hui paraît certainement avant-gardiste, mais elle est près d’un quart plus courte que la version projetée au cinéma en 1926 ; les scènes manquantes étant plutôt parmi les plus conventionnelles.
Une Page folle est fascinant parce qu’il ne se laisse pas réduire à un film expérimental : la manière dont il a été produit, distribué puis montré au grand public le prouve. C’est ce qui déclencha de vifs débats au Japon en 1926, non seulement sur le film mais également sur la nature du cinéma, les processus par lesquels il devient porteur de sens et sa relation à la littérature ainsi qu’à la modernité. En effet, le film illustre ces débats, étant à la fois un récit sur la folie et sur sa répression et un texte pourvu d’une large palette de styles, du réaliste à l’expérimental, qui met en jeu tout a la fois la liberté du cinéma et ses limites. Le film de Kinugasa est une étape capitale dans l’histoire du cinéma car il est par lui-même l’empreinte des débats complexes et souvent contradictoires sur la détermination de ce qu’est ou devrait être le cinéma.
* Auteur de A Page of Madness (Center for Japanese Studies, University of Michigan, 2008), entre autres études sur le cinéma et la culture japonaises.
Traduit de l’anglais par Isabelle Lavelle