Tôkyô, 1902. Un jeune provincial du nom de Takehisa Mojirô, arpente les jardins de l’école professionnelle où il débute ses études. Sans-le-sou et doué pour le dessin, le garçon vend des cartes postales de sa création. La jolie tenancière d’une boutique ambulante attire son attention : elle aussi vend des cartes. Elle deviendra sa première compagne et modèle, dont le regard songeur ourlé de cils noirs sera bientôt imprimé avec un succès retentissant dans toutes les revues féminines.

En cette fin de l’ère Meiji, la modernisation à marche forcée entraîne de profonds bouleversements au sein du monde médiatique : journaux et revues se multiplient, s’adressant à un public toujours plus large, aux femmes notamment, diffusant images et photos en provenance de l’Occident. Les besoins en illustrations croissent à un rythme effréné, Mojirô trouve alors rapidement comment faire valoir ses multiples talents et abandonne ses études. Les affiches et couvertures de magazine illustrées de sa main sont remarquées, les commandes affluent. Mais l’artiste autodidacte aux mains d’or ne s’en tient pas là : livres et partitions sont autant de canevas dont il sait transcrire avec délicatesse les contenus poétiques, littéraires et musicaux. Sa fantaisie se déploie naturellement dans les livres d’images pour enfants, reflets d’une enfance insouciante entre une mère et deux sœurs aimantes. Takehisa Yumeji, tel est désormais son nom d’artiste, est fasciné par l’Art nouveau, les futuristes russes, la peinture européenne avant-gardiste et les couleurs importées de l’Occident qu’il découvre au moyen de revues et d’expositions. Un syncrétisme s’opère avec les techniques de l’estampe et de la peinture japonaise qu’il maîtrise, affirmant son style en un univers graphique à la fois spontané, naïf et romantique. Ses images de « belle femmes », dotées d’une expression tendre ou mélancolique inédite, insufflent un renouveau à la tradition des bijinga de l’ancienne génération. Le succès est démesuré. Yumeji ne s’attache pas seulement à représenter la beauté et l’élégance, il accueille aussi le chagrin, la compassion, qui plus est celui de la gent féminine. Cet aspect empathique imprègne son œuvre depuis ses débuts avec ses dessins destinés à des journaux socialistes, antimilitaristes, jusqu’à la série de croquis consacrée à la capitale dévastée par le grand tremblement de terre du Kantô en 1923.

La « Boutique du port » dont le souvenir brille toujours en dépit de sa très courte existence, incarne l’habilité de Yumeji, aussi bien artisan que peintre, à transcender la vie quotidienne en art. Estampes, aquarelles, cartes postales, éventails, furoshiki, livres, foulards et même vêtements etc., le Minatoya fut un joyeux étalage d’objets de sa conception, et il n’est pas rare de trouver aujourd’hui au Japon une boutique qui s’en inspire. Dans l’imaginaire collectif, il reste la porte d’entrée symbolique vers l’univers du peintre-poète aimé, à la croisée de différents mondes.


« Une image n’est pas une explication, c’est une chanson »

Fuyu no maki, « Hiver » (1910) 


Ed. en japonais moderne du Ise monogatari 🄫NDL Image Bank



Vignette : Fujin gurafu 🄫NDL Image Bank