Né au XIVe siècle durant l’époque Muromachi, le théâtre nô est un drame dansé et chanté, qui dépeint une large palette de sentiments humains tels que la tristesse, la colère, la nostalgie ou encore l’amour. Le kyôgen, son pendant comique, est quant à lui une farce bouffonne qui est interprétée sur la même scène. Découverte de ces deux arts pluriséculaires avec un spectacle et une conférence-démonstration.

Au programme de cette soirée, une pièce de nô que précèdera une pièce de kyôgen. Parmi les acteurs qui les interprèteront figurent Saburôta Kanze , fils de Kiyokazu Kanze le grand maître (iemoto) de l’école Kanze, et Nomura Taichirô, acteur de kyôgen de l’école Izumi.

Classique du répertoire, le kyôgen Le son de la cloche est une histoire de quiproquo. Alors que son maître lui demande d’aller s’enquérir du prix de l’or à Kamakura, le valet Tarôkaja, ayant mal compris la demande, va de temple en temple comparer le son des cloches…

Le nô Funa Benkei met en scène le guerrier Minamoto no Yoshitsune qui a anéanti le clan Heike. Suite à une brouille avec son frère, il se replie à Daimotsu-no-Ura où il retrouve sa bien- aimée, Shizuka Gozen. Mais sur les conseils du moine-guerrier Benkei, Yoshitsune décide de retourner à la capitale après des adieux déchirants. Durant la traversée en bateau, alors qu’éclate une violente tempête, l’esprit d’un ennemi vaincu apparaît parmi les vagues… Lors de cette représentation, seule la seconde partie de la pièce sera jouée.


PROGRAMME

Danse « Takasago »
Quelques explications à propos du nô et du kyôgen
Kane no ne (Le son de la cloche)
Funa benkei (Benkei sur la barque)

 

『鐘の音』KANE NO NE ( LE SON DE LA CLOCHE )

 

Le premier valet, Tarô Kaja : Taichirô NOMURA 
Le maître : Mineki MATSUKAWA

 

Dans le répertoire traditionnel, ce kyôgen relève de la catégorie des Tarô Kaja-mono, dans lesquelles le « beau rôle » - celui du shite, le protagoniste - revient au premier valet, Tarô Kaja, son maître n’apparaissant qu’au tout début de la pièce, pour lui servir de « faire valoir », et dans la partie finale, pour engager avec celui-ci un véritable « dialogue de sourds ». Mais l’essentiel est centré sur le monologue du valet, désireux de remplir au mieux la mission urgente que son maitre (sans doute un noble ou un grand guerrier résidant à Kyôto) lui a confiée : se rendre à Kamakura afin d’y vérifier chez les forgeurs de sabre « le prix de l’or » (金の値 , kane no ne). Hélas ! Tarô Kaja, se méprenant sur ces termes, comprend qu’il doit faire le tour des grands temples bouddhiques, pour y comparer la sonorité de leurs cloches (鐘の音, qui se prononce également kane no ne). De ce quiproquo découle la construction même de la pièce, et le déroulement de l’action : après avoir écouté le son des cloches de quatre temples, le valet rentre chez son maître pour lui faire un rapport circonstancié, ce qui accentue le malentendu entre les deux hommes.

 

La pièce réunit les conventions théâtrales propres à l’ensemble du répertoire, et notamment : profusion de formules toutes faites relevant du comique de répétition ;  recours aux déplacements du personnage sur le plateau pour matérialiser, en l’espace de quelques minutes, un parcours sur une longue distance : ici, les quelque cinq cents kilomètres séparant Kyôto de Kamakura ! L’une des fonctions de cette marche, nommée michiyuki (littéralement : « aller sur le chemin »), est de donner à voir, sur une scène complètement « nue », un changement de décor. Habituellement, le michiyuki, au cours duquel le protagoniste ne cesse de monologuer, n’a lieu qu’au début de la pièce. Or, en l’occurrence, il est réitéré à quatre reprises, chaque fois que le valet, à Kamakura, passe d’un temple à un autre, puis quand il retourne à Kyôto. D’autre part, comme aucune musique n’accompagne le déroulement de l’action, c’est au comédien d’assurer aussi le bruitage, en tirant parti de toutes les ressources de sa voix pour « donner à entendre » le timbre des différentes cloches. Bref, l’acteur doit conférer à sa « partition » vocale et à son jeu assez de spontanéité et de fantaisie pour stimuler, chez le spectateur, la capacité d’imaginer beaucoup plus que ce qui est véritablement dit et montré.

 

L’art du kyôgen s’accompagne parfois du « malin plaisir » de subvertir ses propres conventions. Alors que la plupart des pièces du répertoire se terminent par une « poursuite » - le maitre courant après son valet en l’insultant pour son insolence - dans cette comédie, c’est tout le contraire : le maitre prend les devants et intime l’ordre à Tarô Kaja de le suivre. Mieux que toute parole, cette dynamique des corps sur le point de disparaître de l’espace scénique nous suggère que l’homme, loin d’en vouloir à son valet, lui pardonne sa méprise - tout en le remettant à sa place : celle d’un inférieur obligé de « passer derrière lui », en signe de soumission…

 

 

『船弁慶』 FUNA-BENKEI  ( BENKEI SUR LA BARQUE )

 

Le fantôme de Taira no Tomomori : Saburôta KANZE
Jiutai (Choeur) : Takanobu SAKAGUSHI, Yoshimaru SEKINE

 

Ce nô puise son thème dans le « Gikei-ki », récit mi-historique mi-légendaire d’auteur inconnu, qui daterait du début du XV° siècle, et conte la vie tragique du jeune Minamoto no Yoshitsune (1159-1187) - frère cadet de Minamoto no Yoritomo (1147-1199), celui qui deviendra en 1191 le premier shôgun du gouvernement militaire de Kamakura.

 

Après la composition du « Gikei-ki », les principaux épisodes de cette chronique allaient être transmis oralement pendant des siècles par des moines aveugles s’accompagnant au biwa - un instrument à cordes de la famille des luths - permettant ainsi aux gens du peuple, illettrés, de se familiariser avec cette tradition des récits épiques, dont le chef-d’oeuvre reste le « Heike Monotagari » (« Le Dit des Heike »).

 

Même si c’est dans une moindre mesure, le « Gigei-ki », comme le « Heike », a largement inspiré les dramaturges du nô et du kabuki : ainsi, Kawatake Mokuami (1816-1893), l’un des plus grands écrivains de théâtre de son époque, a adapté « Funa-Benkei » au kabuki en 1885. Quant au personnage de Yoshitsune, il demeure aujourd’hui encore, dans l’imaginaire collectif, l’archétype du héros valeureux au destin funeste - l’incarnation, en somme, de cette « noblesse de l’échec » qui continue de toucher profondément les coeurs.

 

« Funa-Benkei » fait partie des zatsu-mono, les « nô variés » où se côtoient, de façon disparate, les oeuvres difficiles à classer dans les catégories bien définies des nô de divinités, de guerriers, de femmes et de démons. Cette pièce, d’une structure très classique (deux actes entre lesquels vient s’intercaler un kyôgen), reprend un épisode de la vie de Yoshitsune, enjolivée dans le « Gikei-ki » : le jeune guerrier, tombé en disgrâce et traqué par Yoritomo, son frère jaloux, est sur le point de s’enfuir en barque vers « la région de l’Ouest », quand une tempête vient ralentir sa fuite. Dans la seconde partie de la pièce (la seule à être représentée ce soir) apparaît soudain, émergeant des vagues, le fantôme menaçant de Taira no Tomomori. En réalité, celui-ci, principal rival du clan Minamoto, fut défait par les troupes de Yoshitsune en avril 1185 à la bataille navale de Dan-no-Ura, et choisit alors de se noyer avec sa suite plutôt que de se déclarer vaincu.

 

Dans le répertoire des mugen-nô (« nô du monde rêvé »), cet acte final est à rattacher aux Ashura-mono, qui dépeignent les tourments des « esprits furieux » revenant en ce monde pour se venger. Malgré le titre de la pièce, le rôle du shite n’est pas dévolu à Benkei, moine-guerrier qui fut le plus fidèle lieutenant et l’ami de Yoshitsune, mais à « l’esprit vengeur » de Tomomori. Toutefois Benkei, devenu lui aussi un héros légendaire, tient une place de choix dans le dénouement de ce drame : il empêche Yoshitsune d’engager un duel avec le fantôme dont il va calmer la fureur par ses incantations aux Cinq Divinités de la Sagesse.

 

Tel qu’il est joué traditionnellement au Japon, ce nô - composé par KANZE Kojirô Nobumitsu (1435 ou 1450 ? - 1516), descendant direct du grand Zeami - se caractérise par des actions spectaculaires, peu courantes au regard de l’esthétique dépouillée de cet art de la scène. Saburôta, le jeune héritier de cette prestigieuse famille Kanze, qui apparaîtra accompagné seulement d’un choeur / ji-utai de deux personnes, a choisi de donner une version « solo » de cette pièce. On pourra s’étonner de l’absence sur le plateau des autres personnages, à commencer par Benkei, et du petit orchestre / hayashi. Mais Saburôta, en cultivant ainsi, à sa manière, ce dépouillement du nô, porte à son paroxysme la puissance de son jeu d’acteur. Ce choix est dicté également par le désir de laisser aux spectateurs la liberté d’imaginer ce qui n’est pas montré, afin de les attirer, le temps d’un spectacle, dans un monde imprégné de l’esprit du bouddhisme, pour lequel notre réalité n’est peut-être que le rêve d’un rêve.

 

(Texte : Dominique PALMÉ)



Du 17 au 28 février 2025 inclus : la ligne sera fermée, entre les stations Charles de Gaulle-Etoile et La Motte Picquet-Grenelle ;
Toutes les informations sont disponibles ici 
https://www.ratp.fr/decouvrir/coulisses/modernisation-du-reseau/metro-ligne-6-travaux


L'accompagnement musical de la pièce sera un enregistrement.