Comment tenter de définir Sakamoto Ryûichi, compositeur à l’œuvre protéiforme en quelques lignes ?
Un musicien « touche à tout » ayant su transcrire en un large panel de genres musicaux les tendances de son époque ? Peut-être un artiste dont la curiosité insatiable, le travail et la recherche constante ont forgé un précurseur d’expressions diverses. A l’occasion des deux concerts tenus à la MCJP les 7 et 8 mars avec le vidéaste Takani Shirô, la bibliothèque vous propose de découvrir son œuvre et son riche parcours à travers ce dossier.


Né en 1952 dans un milieu hautement cultivé, le petit Ryûichi bénéficie très jeune d’une éducation artistique. Doué pour le piano, il entre à l’université des arts de Tôkyô où il étudie la composition, la musique électronique et les musiques dites « ethniques ». Sa participation aux concerts d’un génie de la musique pop-folk japonaise, Tomobe Masato lui met le pied à l’étrier, permettant des rencontres qui aboutiront dans un premier temps à la réalisation de son premier album, Thousand Knives (1978), élaboré au synthétiseur, avec un spécialiste de la programmation par ordinateur, Matsutake Hideki. Il fonde ensuite le Yellow Magic Orchestra qui combine l’usage des synthétiseurs et techniques de samplers avec deux acolytes, le bassiste Hosono Haruomi et le batteur Takahashi Yukihiro. Surgit alors un tout nouveau paysage de pop-électro, acidulé, déjanté, juxtaposant non sans une certaine dérision mélodies « asiatisantes » et « beats » occidentaux. Le succès est immédiat ; tandis que les tubes RydeenFirecracker ou Behind the mask font danser frénétiquement au Japon comme en Occident, les amateurs de jeux vidéo de plus en plus nombreux accrochent, et la renommée de l’YMO devient vite mondiale. Sakamoto cherche pourtant déjà d’autres sources d’inspirations, en particulier à travers l’écoute de musiques traditionnelles de plusieurs régions du monde. Dans l’album The end of Asia il s’aventure avec l’Ensemble japonais Danceries à un paralèlle ludique entre des musiques de la renaissance européenne et des musiques folkloriques japonaises, l’électronique se fait plus discret mais reste un outil de prédilection.

Alors que le Yellow Magic Orchestra se sépare provisoirement en 1981 (les trois musiciens travailleront de nouveau ensemble par la suite à plusieurs reprises), Sakamoto souhaite se diversifier et revenir à une musique plus acoustique. Commence sa carrière en tant que compositeur de musique de films, sa toute première composition sera pour le film de Oshima Nagisa, Furyô, (Merry Chrismas, Mr Lawrence). Lui-même joue aux côtés de David Bowie le rôle du capitaine Yonoi, partagé entre un idéal de sévérité militaire et l’émotion qu’il éprouve face à son beau détenu. Le thème principal dont la couleur orientale est rehaussée par l’emploi d’un carillon agit au sein d’un scénario très dur comme un baume rafraîchissant, et cette célébrissime mélodie influencera les musiques de films japonaises à venir. Puis la composition de la bande originale du film The last Empereur de Bernardo Bertolucci (1987) marque sa carrière d’une étape importante. Le réalisateur italien d’une exigence redoutable pousse le délicat musicien nippon hors de sa réserve afin d’en sortir un maximum de passion. Ainsi naît le superbe et majestueux thème mélodique arpentant une gamme pentatonique chinoise, partie d’une œuvre qui remporte l’Oscar de la meilleure musique de film et marque à jamais l’histoire du cinéma. Suivront  les bandes originales de Un thé au SaharaTalons aiguillesLittle BouddhaFemme fatale..., Au total une trentaine de partitions pour musiques de films, jusqu’à la dernière, The revenant (2015) de Alejandro González Iñárritu…

Entre deux B.O., Sakamoto Ryûichi n’a de cesse d’élargir son horizon. Sa renommée acquise et installé à New York, il se lance régulièrement dans des projets avec la collaboration d’artistes du monde entier, Youssou N’Dour, Pierre Barrough, Eric Clapton, Arto Lindsay et Caetano Veloso, David Sylvian, Alva Noto, etc. Outre une complémentarité artistique recherchée, rien ne réjouit plus le musicien que de rassembler sur scène avec lui par exemple un chœur d’Okinawa, des musiciens africains et occidentaux. L’album Neo Geo (1987, « Nouvelle géographie »), ou Beauty (1989) exprime sa vision d’un monde rêvé où la proximité des civilisations est permise par la musique. Il lance en 2006 le projet « commmons », un concept réunissant des artistes et des créateurs de tous horizons, connus ou inconnus du public, qui souhaitent contribuer à des activités culturelles ou sociales.

Mais le compositeur « solo » a aussi un style bien à lui ; des mélodies simples, épurées dont la fraîcheur ou la mélancolie romantique incite l’auditeur à la lenteur et à apprécier l’instant présent. La répétition d’un thème principal parfois alternée avec des déclinaisons harmoniques pouvant être complexes suit un cheminement qui mène de l’énonciation thématique à « l’élan », sans passer par l’étape « fortissimo ». De cette manière de composer, le musicien se réfère volontiers à Claude Debussy (1862–1918) qu’il a découvert à l’âge de 12 ans et dont l’écriture l’a aussitôt subjugué – il conclut, comme un juste retour des choses, que le compositeur français avait lui-même été très inspiré par la musique japonaise. Beaucoup de ses enregistrements dans les années 1990 (Energy flowOut of noise...) sont maintenant perçus comme les prémices d’une mode des musiques « de relaxation ».

Album Sweet revenge (1994)

Avec la maturité, Sakamoto exprime plus ouvertement ses positions sur des sujets de société, pacifiques et écologiques ; on pense à son action pour permettre aux enfants sinistrés, après le tsunami de mars 2011 ayant ravagé les côtes nord-est du Japon, de jouer du piano, ou à sa prise de position contre le nucléaire. Sa musique se fait plus profonde, sobre et spirituelle, comme la recherche d’une sorte d’antidote, une manière de prendre de la distance vis-à- vis d’un monde humain consommateur et arrogant : Async, son dernier album original composé au moment de sa guérison d’un cancer de la gorge, révèle une vision musicale assez proche de l’électro-acoustique, par la juxtaposition à la mélodie de multiples sources sonores, instrumentales ou non. Cette musique se prête particulièrement bien à l’illustration par la vidéo. Sakamoto et l’artiste plasticien Takani Shirô travaillent ensemble depuis quelques années, l’un illustrant le travail de l’autre. Les thèmes abordés par le vidéaste passionné par les « origines du vivant » font écho aux préoccupations écologiques de Sakamoto et à sa perpétuelle quête de nouveaux horizons.

Sakamoto Ryûichi parle de sa musique en ces termes : « Ma musique refuse de s’exprimer de façon trop affirmative : elle n’aime pas se défouler. Elle préfère l’entre-deux qui sépare le son du silence, ainsi qu’une certaine complexité d’émotions, quelque chose d’irrésolu, de suspendu, qui ne va pas toujours tout droit d’un point à un autre »... et c’est peut-être ce mélange de modestie, de culture à la fois nippone et occidentale intrinsèque à sa musique, avec la singulière capacité de saisir l’inspiration de son temps et à celle d’accueillir « l’autre » qui font de Sakamoto Ryûichi ce musicien incontournable et emblématique de notre époque.