« Min’yô, c’est le pays natal du cœur », aime-t-on répéter dans les milieux d’amateurs de chants folk japonais, évoquant la nostalgie de la région d’origine. Comme pour bien d’autres pays industrialisés, ces chants de tradition orale sont désormais au Japon le reflet d’une variété régionale et dialectale au sein de l’État-nation : voix envoûtantes de l’île de Amami, entraînant en pleine torpeur estivale les danses de la fête des morts (o-bon), chants du Tôhoku accompagnés du dynamique tsugaru-jamisen, langoureuses berceuses, etc., ils donnent le ton et les couleurs du patrimoine musical nippon. 

La frontière instituée entre les chants et musiques du peuple et les musiques savantes est perméable, les uns ayant influencé les autres de tous temps, et le Japon ne fait pas exception. Citons par exemple les pièces vocales de type saibara ou fûzoku à la cour de Heian (794-1185) qui n’étaient autres que des arrangements de mélodies paysannes. Les chants du répertoire min’yô sont pendant longtemps l’affaire du monde rural – accompagnant le repiquage du riz, les rites shinto et bouddhistes, les luttes sociales, les chamans – ils rythment la vie quotidienne et incarnent l’expression d’une communauté au sein de laquelle pouvait aussi éclore la création musicale individuelle. Souvent interprétés seuls avec un chœur en réponse, ils étaient parfois accompagnés d’une base instrumentale constituée du taiko (tambour à maillet), de diverses flûtes de bambou (shinobue, takebue…), du gong (kane) ou de claquements de mains. Variant d’une région à une autre, ils se caractérisent en général par une ornementation très riche ainsi que par une façon particulière de placer la voix « à gorge tendue ».

Au cours de l’époque Edo (1603-1867), les lettrés ne s’intéressent guère à ce patrimoine musical qui pourtant influence les musiques des villes en plein développement. Un vent de méfiance néo-confucéen souffle même sur ces mélodies souvent reprises par les geishas avec leur shamisen, dont la sonorité évoque l’air érotique susceptible de détourner le samouraï du droit chemin.

A la fin du 19e siècle, l’ouverture brutale du pays à l’Occident impose la suprématie de la musique classique occidentale, marginalisant d’autant plus le min’yô. Mais rapidement l’industrialisation et le progrès des transports entraîne un afflux de travailleurs de tout le pays, apportant leurs chants qui se mélangent dans les villes et éveillent la curiosité : les collectages commencent, encouragés par des intellectuels tels que Yanagita Kunio, important colporteur de littérature populaire. Dans les années 1920, le min’yô auréolé d’un romantisme nouveau inspire aux compositeurs et poètes urbains le mouvement shin min’yô (« nouveau chant populaire »).

Depuis les années 1960, le développement de l’industrie musicale J-Pop, très influencée par la pop anglo-saxonne, a progressivement relégué ce patrimoine de chants vers un public de personnes âgées, d’amateurs de fêtes traditionnelles ou de passionnés. Toutefois, le min’yô n’a pas échappé à la vague d’intérêt général qui se pencha sur les musiques dites « ethniques » dans les années 1970. Quelques exemples cités ci-dessous démontrent l’attachement, même fugace, de certains grands compositeurs nippons pour leur patrimoine musical : Sakamoto Ryûichi et Hosono Haruomi, du groupe techno-funk Yellow Magic Orchestra se sont intéressés à la musique de Okinawa, se produisant parfois avec des Okinawaïens lors de concerts. Hosono, qui a aimé le chant Esashi Oiwake interprété par une jeune fille de 14 ans, a inclus ce morceau dans son CD de 1989 Omni Sight Seeing. Le célèbre compositeur de musique de film, Hisaishi Joe, a quant à lui intégré des éléments de musiques traditionnelles populaires (minzoku ongaku) au fur et à mesure de ses collaborations avec le studio Ghibli dont les thèmes abordés ont connu une « japonisation ». A partir des années 1990-2000, parmi la jeune génération de compositeurs nippons s’exportant à l’étranger, beaucoup s’inspirent désormais sans complexe de leur patrimoine musical. Il est d’autre part intéressant de noter que le enka, « chanson sentimentale » dont les racines harmoniques et vocales sont issues du min’yô, est un genre qui demeure très populaire.

De nos jours, il n’est pas rare d’entendre une mélodie issue du répertoire min’yô dans l’espace public, sous forme d’une de ces musiques numériques indiquant par exemple les passages piétons. Les chants traditionnels populaires sont aussi volontiers utilisés par l’industrie du tourisme, au risque de devenir des éléments d’un folklore figé. Mais les rites saisonniers et religieux, encore très vivaces dans bien des régions, laissent espérer que les min’yô continuent à se perpétuer, voire à se renouveler.

          Quelques paroles...

Par quel karma,

suis-je donc devenu ramasseur de coquillage ?

Ma peau brunit,

Et mon corps s’amaigrit.

(Kaigara bushi, chant de travail)

 

Le patron, après une bonne prise

Boit du bon saké,

Nous avons tous faim

Et ne pouvons même pas boire du thé !

(Chant de pêcheurs de Hokkaidô)

 

Mademoiselle Temo, vous vous êtes mariée l’autre jour, n’est-ce pas ?

Oui je me suis mariée, mais mon mari a le visage marqué par la variole, alors nous n’avons pas encore organisé de cérémonie publique. L’agent municipal, le chef des pompiers, le médiateur – tous ces gens seront là, que se passera-t-il ?

Allons à la ville de Kawabata, il y a plein de citrouilles kasuga mûres avec leurs fesses fleuries. Piichiku pāchiku, les jeunes alouettes [les jeunes hommes sportifs] chantent, les aubergines [les hommes sévères] montrent leurs branches épineuses. 

Va sur une montagne, puis sur une autre montagne, et sur celle-là aussi.
Je suis tellement amoureuse de toi, folle amoureuse, mais je ne peux l’admettre.
La fête de l’équinoxe approche, alors en foules les jeunes gens se rassembleront
pour le pèlerinage du temple de Kumamoto [pour entendre un sermon],

J’aurai une conversation agréable avec eux.
Ce n’est pas ton apparence qui m’a charmée :
C’était ta pipe à tabac en argent – le reste était le destin.
Akachaka betchaka chakachaka chaaa! 

(Otemoyan, préfecture de Kumamoto, cf. 4e vidéo)

 

C’est une bonne année

La variole s’étend

Le dieu de la variole

Aime danser

Si nous dansons pour lui,

La variole s’allègera

(chant rituel)

 

Je serai ici jusqu’à la fête o’bon

Je n’y serai plus après

Si le o’bon vient plus tôt,

Je rentrerai plus tôt

Je suis d‘une famille pauvre,

Ils sont de familles riches

Les gens riches portent de belles ceintures,

De bons vêtements.

C’est sûr, je déteste

m’occuper d’un enfant qui pleure

Ils me haïssent car je laisse l’enfant pleurer

L’enfant qui dort,

quelle beauté, quelle innocence !

L’enfant qui pleure

Quelle laideur !

(komori-uta, berceuse, Kyûshû, village de Itsuki)

 

Photo de la vignette : partition du chant Esashi Oiwake ©Esashi Oiwake-kai