Dans le Japon contemporain, la distinction entre shintô et bouddhisme paraît simple : sur les cartes, par exemple, les sanctuaires shintô son marqués d’un petit portique (torii) et les temples bouddhiques d’un manji (svastika inversé). Malgré cette division bien tranchée, on se plaît à relever que les statistiques scrupuleuses du ministère de l’Intérieur comptabilisant les fidèles du shintô et ceux du bouddhisme, quand elles sont additionnées, sont supérieures au nombre total d’habitants de l’archipel.

Ce résultat, incompréhensible en terre de monothéisme et sans doute fort peu goûté des rares partisans du pur shintô comme des tout aussi rares intégristes bouddhiques, ne peut se comprendre qu’en remontant légèrement dans le passé, avant la séparation violente du bouddhisme et du shintô opérée au début de la restauration de Meiji et dans laquelle l’idéologie moderne occidentale, christianisme compris, joua un rôle considérable.

Dès l’arrivée du bouddhisme au Japon, à part quelques tiraillements, bouddhas et kami ont coexisté. Les dieux protégèrent les monastères, les moines s’installèrent à côté des sanctuaires. La fusion fut parfois poussée au point de ne plus savoir si l’on avait affaire à un dieu ou à un bouddha. Le dieu Hachiman fut pourvu du titre de grand bodhisattva, Zaô-gongen n’a nul répondant dans le panthéon bouddhique continental.

Cette fusion ne fut cependant jamais totale : la pureté rituelle exigée par les dieux leur réserva quelques espaces exclusifs d’où le bouddhisme, dominant par ailleurs, était banni. Mais cette exclusion même se trouvait justifiée dans une plus large théorie bouddhique de l’assimilation.

Cette théorie aboutit à une vision religieuse où les dieux japonais se montraient en définitive plus efficaces intermédiaires avec les entités bouddhiques, au point que ce fut souvent par leur truchement que bouddhas et bodhisattvas dispensaient leurs enseignements. Cette pratique des « oracles », takusen, était étroitement liée à la poésie japonaise, les dieux s’exprimant le plus souvent à l’aide des poèmes japonais, les waka. La poésie japonaise, souvent cultivée par les moines, fut certainement la voie privilégiée par laquelle s’imposa dans le Japon prémoderne une vision religieuse où les deux dimensions se fondaient en un continuum dont chacun pouvait privilégier l’un des aspects phénoménaux.

Cette conférence sera donnée par François Macé, professeur émérite à l’Inalco, spécialiste du shintô, et Jean-Noël Robert, professeur au Collège de France, spécialiste du bouddhisme au Japon.